L'héritage en débat
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- Publication : vendredi 10 février 2023 14:15
De façon passablement inattendue, la question de l’héritage s’est soudainement invitée dans la récente campagne présidentielle. Le sujet, qui avait passionné la Révolution française et tout le XIXème siècle, ne semble plus cependant susciter de grands débats dans l’opinion publique. D’un côté, il est trop technique pour permettre des prises de position politique tranchées. D’un autre, la cause semble entendue : la propriété qui, selon l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, est élevée au rang d’un droit « inviolable et sacré », est perpétuelle : elle a naturellement vocation à se transmettre après la mort. A vrai dire d’ailleurs, ce n’est pas directement sur le terrain philosophique, voire même politique, que s’ouvre aujourd’hui la discussion sur la légitimité de l’héritage, mais par le biais bien technique de la fiscalité qui s’y applique.
La succession contre l’égalité des chances ?
Nombreux sont en effet les économistes qui, à la suite de Thomas Piketty, dénoncent dans l’héritage la source d’inégalités croissantes dans la répartition des richesses[1]. Selon ces analyses, la concentration des patrimoines a significativement augmenté en France au cours des trente dernières années et, corrélativement, la part du patrimoine hérité est passée depuis 1970 de 35 à 60 % des actifs détenus par les individus, faisant ainsi de notre pays une société d’héritiers et de rentiers[2]. Ce constat suscite la crainte d’un renforcement des inégalités fondées sur la naissance. Celles-ci viendraient à leur tour saper l’égalité des chances, « valeur cardinale, nous dit-on, des sociétés démocratiques et condition de leur possibilité d’existence à long terme ». Or, selon les mêmes auteurs, la taxation de l’héritage telle qu’elle est actuellement agencée, compte tenu notamment des nombreuses exonérations qui par définition ne profitent qu’aux successions les plus riches, ne parvient pas à corriger ces déséquilibres. Par ailleurs, il est vrai qu’avec l’allongement de la vie humaine, on hérite de plus en plus tard : au moment de prendre sa retraite plutôt qu’à celui où on débute dans la vie. Il faut le reconnaître, ce phénomène démographique remet en question le fondement même du droit successoral. Celui-ci ne sert plus vraiment de passage de témoins entre les générations et ne remplit plus sa fonction d’établissement des plus jeunes.
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A vrai dire, tous ces constats mériteraient d’être nuancées. L’augmentation des patrimoines tient surtout à la croissance constante des prix de l’immobilier. Elle doit sans doute plus à l’absence de toute politique cohérente du logement qu’au droit successoral. Quant à l’âge auquel on hérite, le droit, depuis plusieurs années quoiqu’avec des à-coup, se préoccupe d’encourager les transmissions anticipées : soit en favorisant fiscalement les donations précoces, soit en incitant au saut de génération, c’est-à-dire la transmission directe au profit des petits-enfants par-dessus la tête des enfants.
Des projets de réforme fiscale
Quoi qu’il en soit, ces phénomènes inspirent de nombreux projets de réforme de l’impôt successoral. Il ne s’agit pas cependant, est-il affirmé, de taxer plus mais de taxer mieux : schématiquement renforcer la progressivité du barème, réduire drastiquement les exonérations, aligner sur les mêmes taux les successions en ligne directe ou indirecte – ce qui au passage est la négation même de la nature familiale de l’héritage et dessine une figure déstructurée de la famille où toutes les places sont interchangeables. Bien appliquées, ces mesures pourraient, selon leurs promoteurs, accroître significativement la rentabilité de l’impôt successoral : jusqu’à 25 % de croissance pour Terra nova, de 9 à 10 milliards en supplément selon l’ampleur des réformes qui pourraient être adoptées, d’après le Conseil d’analyse économique. Pour nous rassurer, ces bons apôtres nous affirment que les classes moyennes n’auraient pas à en souffrir, au contraire : les successions modestes seront exonérées. Mais on sait ce qu’il en est de ce genre de promesses. Il suffit de ne pas actualiser les tranches du barème pour étendre le champ de la taxation.
Augmenter les prélèvements sur les successions, soit. Mais pour quoi faire ? Sans doute, l’État n’est-il jamais en peine d’employer notre argent. Compte tenu du niveau des déficits publics, la première idée qui vient à l’esprit est que cette ressource complémentaire devrait contribuer à rétablir le déséquilibre du budget. Mais en réalité des propositions plus novatrices accompagnent ces projets de réforme fiscale. Les nouvelles recettes ainsi dégagées devraient être affectées à une redistribution financière favorisant justement l’égalité des chances, ou plutôt compensant l’insuffisance de la transmission familiale pour les moins bien dotés : un capital qui pourrait être versé aux jeunes les moins favorisés lorsqu’ils atteignent leur majorité, aidant ainsi à leur établissement. Thomas Piketty quant à lui va jusqu’à suggérer de tripler le montant des droits de succession pour financer la distribution d’un patrimoine de 120 000 € à tous les jeunes français. En d’autres termes, l’héritage garanti à tous par le truchement du budget de l’État. Derrière l’apparence d’une réforme technique de la fiscalité, on voit se profiler une sorte de nationalisation des successions, dans laquelle la transmission n’est plus l’expression d’une solidarité familiale, mais prétend être celle d’une solidarité universelle, par là-même dépersonnalisée[3].
La prudence des politiques
Ces perspectives ont conduit les candidats de tout bord à prendre position sur ce sujet. Pour autant, elles n’ont pas suscité beaucoup d’enthousiasme. Le mot d’ordre est à la prudence. Toutes les enquêtes d’opinion démontrent en effet une forte hostilité de la population à l’impôt successoral. Selon une récente étude de l’IFOP, 82 % des français le juge illégitime. Perçu comme un impôt sur la mort, il s’inscrit dans un contexte inévitablement douloureux et peut obliger à des décisions difficiles, telles que vendre la maison ou l’entreprise pour payer les droits, à un moment où les liens familiaux sont fragilisés. Surtout, il frappe un patrimoine que les parents se sont efforcés de constituer à la sueur de leur front dans le but de le transmettre à leurs enfants. D’autant que ces biens ont été en réalité déjà imposés dans le patrimoine du défunt, par le canal de l’imposition des revenus, des taxes foncières et de l’impôt sur la fortune immobilière, etc. Or, les comparaisons internationales montrent que les droits de succession sont d’ores et déjà en France plus élevés qu’ailleurs[4]. Et ce d’autant que, depuis une vingtaine d’années, beaucoup de pays européens ont tout au contraire supprimé ces droits afin de faciliter la transmission. Ainsi par exemple l’Autriche, l’Italie, la Suède, la Russie … C’est pourquoi les propositions qui ont été ci-dessus exposées peuvent apparaître curieusement décalées, voire frappées d’une certaine irréalité. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que, dans la campagne présidentielle, les candidats se soient avancés avec une prudence de sioux vers des annonces de réforme sur ce terrain[5]. La candidate des Républicains affirmait vouloir « restaurer l’envie de transmettre de génération en génération » et pour cela envisageait d’exonérer 95 % des successions de toute imposition. Celle du Rassemblement national affirmait pareillement vouloir faciliter les transmissions, notamment en renforçant les abattements. Même les écologistes annonçaient l’intention de doubler le montant de l’abattement en ligne directe. Quant au Président de la République, il a déclaré sans ambages qu’il n’était pas question pour lui d’augmenter les droits de succession, mais qu’il fallait au contraire accompagner la transmission des patrimoines modestes. Seul le candidat de la France insoumise s’inscrit dans la ligne des réflexions que nous venons d’analyser. Mais s’il est comme à son habitude provocateur, il demeure prudent : s’il propose de taxer à 100 % les successions, c’est seulement celles supérieures à 12 millions d’euros, les recettes de cette taxe devant servir à financer des aides destinées aux étudiants[6].
Au-delà de la question fiscale, la succession est une institution familiale
Reste que c’est une facilité, voire un leurre, que de cantonner le débat sur l’héritage au terrain fiscal. C’est un raisonnement de comptable obnubilé par les chiffres, qui masque les enjeux et bafoue la nature véritable de la transmission successorale. Succéder au défunt en effet, ce n’est pas seulement recueillir ses biens, c’est continuer sa personne, prendre sa place dans une chaîne qui relie entre elles les générations. Il n’est pas inutile de rappeler que, dans toutes les civilisations, la succession à son origine se justifie par des considérations religieuses. A Rome et dans tous les droits indo-européens, sa fonction première est d’assurer la continuité du culte des ancêtres, sans lequel la famille ne peut pas se poursuivre[7]. Évidemment, cette justification nous paraît aujourd’hui totalement surannée. Pourtant, le fondement le mieux assuré du droit successoral est bien de permettre la persistance de la société dans son être. En réalité, la transmission imbibe la totalité de notre condition humaine. Nous n’existons que par ce que nous recevons, et pas seulement des biens matériels : la vie d’abord, mais aussi une langue, une culture, une éducation, notre foi… Nous sommes d’abord des héritiers. Et même les biens que nous recevons ne constituent pas « une fortune anonyme et vagabonde » qui ne vaudrait que par la valeur financière qu’elle représente. Ils se composent de biens réels, marqués par une histoire, par les personnes qui les ont créés, acquis, exploités, entretenus, qui en ont vécu et pour finir nous les ont laissés. Et pour les héritiers aussi, l’héritage est bien autre chose qu’une simple affaire d’argent. C’est la fin d’une époque familiale, un passage, une nouvelle histoire. Tous les notaires le savent : comme le montre la parabole de l’enfant prodigue (Luc, 15, 11-32), à travers la part que l’on reçoit c’est la place dans la famille qui se joue.
En réalité la transmission est un lien, un passage de témoin. Cette métaphore sportive souligne que le rôle de celui qui reçoit n’est pas moindre que le rôle de celui qui transmet. Il faut savoir accueillir le témoin. « Je vous ai transmis ce que j’ai reçu » dit justement Saint Paul dans la lettre aux Corinthiens. Pour transmettre, en effet il faut d’abord recevoir, et donc accepter de recevoir. C’est-à-dire, renoncer à être son propre créateur, prendre sa place dans une chaîne et se tenir à sa place. Mais cela veut dire aussi que ce que nous recevons n’est pas seulement pour nous, mais que nous avons aussi le devoir de la transmettre à notre tour, après l’avoir marqué de notre propre empreinte. La transmission est ainsi tournée à la fois vers le passé – elle est un acte de reconnaissance, et vers l’avenir – elle est un geste de solidarité et de responsabilité envers ceux qui viennent derrière nous. Et au fond, toute la problématique de l’écologie contemporaine, n’est-elle pas dans ce double mouvement : cette planète qui nous a été donnée, comment la laisserons nous à nos enfants ?
Pour en revenir à la question fiscale, l’égalité́ sociale est bien sûr un objectif en soi éminemment louable, au demeurant inscrit au fronton de tous nos édifices publics. Pour autant, on ne peut pas construire tout un système juridique sur un principe unique. Le droit est plutôt l’art d’articuler entre eux plusieurs objectifs, tous souhaitables et légitimes, à la recherche de l’équilibre. C’est l’art de limiter les principes les uns par les autres. L’égalité́ n’est pas la seule valeur qui mérite d’entre sauvegardée. La solidarité́ familiale en est une autre. On ne voit aucun intérêt à ce que, au nom de l’inclusion, du libéralisme ou d’une prétendue efficacité́ économique, nous construisions une société́ dans laquelle nous serons tous réduits à n’être que des individus sans attaches et sans racines, et tous placés dans l’obligation d’avoir à̀ se faire entièrement par eux-mêmes ou à tout recevoir de l’État.
Pr. Yvonne Flour
Vice-pdte émérite de la Sorbonne
Vce-pdte de l’Aacadémie catholique de France
Administrateur de Famille et Liberté
[1] Th Piketty, Le capital au XXIème siècle, Ed. du Seuil, 2016. V. aussi N. Frémeaux, Les nouveaux héritiers, Éd. du Seuil, 2018.
[2] V. notamment la note du Conseil d’analyse économique, n° 69, Repenser l’héritage, par C. Derbhécourt, G. Fack, C. Landais et S. Stantecheva, 2021. Également, la note du Think tank Terra nova, Réformer l’impôt sur les successions, par L. Bruguière, P. Lenfantin et G. Hannezo, 2019. V. aussi le rapport au Président de la République de la commission présidée par J. Tirole et O. Blanchard, Les grands défis économiques, juin 2021, p. 271 et s.
[3] V. les propos de P. Savidan, président du conseil scientifique de l’observatoire des inégalités, in « Et si l’héritage n’allait pas de soi », Le monde 13 mars 2022
[4] Il rapporte environ 15 milliards d’euros par an, soit à peu près 1,5% du total des prélèvements obligatoires, ce qui est plus que dans la totalité des pays développés, à l’exception de la Belgique, du Japon et de la Corée.
[5] « Héritage : ce qu’en disent les candidats à la présidentielle », La Croix, 28 janvier 2022 ; « Élection présidentielle 2022 : sur les droits de succession, des propositions qui manquent de courage », Le Monde, 22 mars 2022.
[6] Une proposition de loi tendant réformer l’imposition des successions, intitulée « Proposition de loi pour un héritage juste et populaire », a en effet été déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale le 22 février 2022.
[7] N. Fustel de Coulanges, La cité antique, Ed. Hachette 1864, notamment Livre II, chapitre VII