La disparition du foyer fiscal, un choix de société et une ruineuse usine à gaz
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- Publication : vendredi 28 juillet 2017 15:23
Après la suppression des ayants droit à la sécurité sociale, votée en 2015 et suivant la même logique, un autre projet menace de disloquer un peu plus le principe de la solidarité familiale, c’est l’individualisation de l’impôt, c’est-à-dire, la fin du foyer fiscal.
Le président de la République Emmanuel Macron, alors qu’il était en campagne électorale, a expliqué qu’il se préoccupait beaucoup des « femmes qui étaient obligées de cesser de travailler car leur mari leur démontrait que ce n’était pas intéressant compte tenu de l’addition des impôts et des gardes d’enfants. »
Au lieu d’une déclaration fiscale commune, M. Macron « veut permettre à tous les couples qui le souhaitent, d’individualiser leur impôt ». Chacun déclarera et payera ses impôts séparément. C’est la suppression du quotient conjugal, la disparition du foyer fiscal. Ainsi, assure-t-il, « les femmes qui ont des salaires plus petits que celui de leur conjoint, pourront continuer à travailler en ayant un taux d’impôt qui baissera et qui récompensera leur travail. »
Nous allons montrer que cette affirmation repose sur un malentendu et que les conséquences de cette réforme seront graves aussi bien sur le plan moral que sur le plan matériel et financier.
Un symbole fort de la communauté familiale qui disparaîtrait
Cette réforme ferait sauter l’un des symboles les plus forts de la communauté que forme un couple et contribuerait donc à l’éclatement de la famille. C’est le but revendiqué par ses promoteurs.
Avant d’être reprise par les candidats Hamon, Mélenchon et Macron, cette idée a progressé depuis une bonne quinzaine d’années avec Terra Nova, Piketty, le gouvernement Hollande. Elle a été expressément voulue par Najat Vallaud Belkacem comme moyen de rompre avec le modèle français « familialiste » et de dissoudre le couple dans un individualisme contraire aux solidarités intrafamiliales. L’individualisation de l’impôt « peut contribuer à l’émancipation des femmes en couple » comme l’affirme Séverine Lemière dans un rapport[1] souvent cité et que lui avait commandé NVB. Elle ajoute : « Permettre à chaque personne – homme ou femme – de rédiger sa propre déclaration favoriserait en effet un rapport individuel de chaque citoyen à l’Etat social. […] une préférence pour un contrat social où l’on ne peut être dépendant que de soi-même (et non de son conjoint ou de tout autre personne) ou alors de l’Etat. Il faut un système où chaque individu soit évidemment le plus autonome mais le moins possible dépendant d’un conjoint. En cas de pauvreté, perte d’emploi, c’est à l’Etat d’intervenir.»
L’objectif avoué de la réforme est aussi de gommer la différence entre concubinage et mariage et d’encourager les familles biactives au détriment des familles monoactives, à temps partiel ou pire encore, les familles nombreuses. Sur ce point nous renvoyons le lecteur à notre étude sur Les Femmes et Travail ou au rapport Coutelle qui affirme : Il faut « reconnaître la pleine citoyenneté de la femme [qui] suppose une existence devant l’impôt et passe par un statut personnel du contribuable ».
L’individu seul, sans lien, ne dépendant de personne, attendant tout de l’Etat, lui devant tout, lui obéissant en tout. N’est-ce pas la définition du totalitarisme ? N’avons-nous pourtant pas été vaccinés par les horreurs du XXème siècle ?
Pour les familles, une augmentation d’impôt déguisée mais massive
Sur le plan financier, l’idée est d’apparence séduisante si l’on oublie une chose : il faut comprendre que si le taux d’imposition de la part du revenu de la femme « baissera », mais celui du mari, la plus grosse part du revenu conjugal dans l’hypothèse Macron, ne bénéficiant plus de la « part » de sa femme , augmentera sérieusement du fait de la progressivité de l’impôt qui rend nécessaire et logique le quotient familial et conjugal, comme l’a expliqué la LETTRE 78 de Famille et Liberté. Ce qui, pour la communauté familiale, entraînera une baisse de niveau de vie, ou du « pouvoir d’achat ». L'individualisation est donc un habile tour de passe-passe, sous couvert d'égalité entre les sexes, pour augmenter considérablement l'impôt sur le revenu des familles sans toucher aux taux.
D’après une étude de l'INSEE réalisée en 2013 et sur laquelle se fondent toutes les études suivantes, 21% des couples mariés ou pacsés y gagneraient tandis que 60% y perdraient. Pour les 19% des couples restants, l’imposition commune ou séparée ne changerait pas le montant de l’impôt. L’augmentation serait de 1 840€ en moyenne pour les 60% perdant contre un gain moyen de 370€ pour les 21% gagnant.
Cependant, nous allons voir que fiscalement, il ne peut y avoir aucun ménage gagnant. L'individualisation est ou neutre : revenus égaux ou faibles revenus donc non imposables, ou pénalisante. C'est mathématique. Affirmer le contraire, c’est nier l'existence même de la communauté que forme un couple. Si on met en commun les recettes, c'est parce que les dépenses sont communes également. Habitation, voiture, nourriture sont payées sur les revenus du ménage. Tout appauvrissement de l'un appauvrit l'autre. Prétendre que le conjoint ayant le moins de revenu sera bénéficiaire car, au cours du calcul technique réalisé par le fisc, sa part de revenu sera soumise à une tranche d'imposition plus basse relève de la malhonnêteté intellectuelle : une fois le calcul fait, il faudra, pour l’autre conjoint, c’est-à-dire pour le couple payer un impôt supérieur qui rejaillira sur le pouvoir d'achat des deux membres du couple. (cf. quelques exemples en annexe)
Le grand gagnant sera le fisc car 1 840€ multipliés par 60% des foyers fiscaux seront mathématiquement très largement supérieurs aux 370€ multipliés par les 21%.
Quels seraient les 21% de couples gagnant à la réforme ? Ce chiffre, repris à l’INSEE par toutes les analyses officielles (Lemière 2013, Eidelman/INSEE 2013, rapport parlementaire Coutelle 2014) date de 2013. Il est donc complètement périmé comme nous allons le voir.
La prime pour l’emploi et la décote ?
Les « gagnants », selon l’INSEE, seraient « les couples avec des revenus assez élevés pour être soumis à l’impôt mais assez faibles pour être concernés par la prime pour l’emploi ou la décote ». En effet, certains couples, dans leur déclaration commune dépassent le seuil d’éligibilité à ce qui était jusqu’en 2016 la Prime pour l’emploi. Alors qu’une imposition séparée leur permettrait de l’obtenir.
- Il y a ici confusion entre aide sociale, la prime pour l’emploi - qui prenait la forme d’un crédit d’impôt mais qui restait une mesure sociale car elle était attribuée aux contribuables à faible revenu d’activité - et mesure fiscale. Comme pour toute mesure sociale, ses conditions d’accès sont susceptibles de varier. Ainsi la Prime pour l’emploi invoquée par la note INSEE n’existe déjà plus, remplacée en 2016 par la prime d’activité qui n’est plus un crédit d’impôt mais une aide versée par la CAF.
- La décote vient en déduction de l’impôt des très faibles revenus. Nous verrons un peu plus bas qu’il y a des moyens plus simples et efficaces pour en faire profiter le maximum de gens sans remettre en cause tout le système fiscal et sans pénaliser 60% des couples.
Minimiser l’impôt grâce au quotient familial ?
Parmi les 21% qui gagneraient à une imposition séparée il y aurait aussi, selon l’INSEE, un certain nombre de couples des déciles supérieurs. A y regarder de plus près, on s’aperçoit que l’INSEE table pour cela sur une optimisation du quotient familial en cas d’impôt séparé, en attribuant fiscalement les enfants au plus haut revenu des deux.
Cette analyse, datant de 2013 n’a pas pu prendre en compte les deux plafonnements successifs et récents du quotient familial. Aujourd’hui, le bénéfice de celui-ci a été quasiment supprimé ou considérablement réduit pour les familles précisément des déciles supérieurs. Le calcul qui pouvait être fait en 2013 est donc obsolète mais il continue à servir de base aux promoteurs de l’imposition séparée.
On voit que les avantages mis en avant sont purement conjoncturels et que les arguments selon lesquels 21% des familles gagneraient à une individualisation de l’impôt ne tiennent pas : l’hypothèse du quotient familial compensateur est fondée sur des chiffres dépassés. La question de la Prime pour l’emploi et du RSA ne se posant plus sous la même forme, reste la décote à laquelle donnerait droit, dans des cas très limites, l’individualisation de l’impôt. Il y aurait des moyens bien plus simples et déjà pratiqués d’élargir si nécessaire l’accès à la décote ou à telle ou telle autre forme d’aide sociale: modifier les critères d’éligibilité, soit en relevant légèrement les seuils soit en fixant des critères individuels et non liés aux revenus du couple. On peut relever ces seuils pour tout le monde ou seulement pour les couples mariés ou encore en fonction du nombre d’enfants…Il n’est pas besoin pour cela d’une usine à gaz, révolution fiscale et culturelle comme le serait l’individualisation de l’impôt.
En outre, une individualisation obligerait de toute façon à réécrire les textes juridiques qui prévoient l'attribution de ces aides puisqu’elles prennent actuellement en compte les revenus du ménage, notion qui n'existerait plus si la réforme se faisait. Nul ne sait les critères qui seraient alors déterminés. Si l’on veut faire dépendre telle ou telle aide sociale de critères d’imposition, il est quand même plus simple d’adapter ces aides changeantes à l’impôt plutôt que changer l’impôt pour l’adapter à une allocation passagère.
Le piège du « transitoire »
On nous assure que cette réforme, si elle était votée, laisserait le choix aux couples d’opter ou non pour l’individualisation, selon leur intérêt. Le candidat Macron l’a annoncé, contrairement à Hamon et Mélanchon qui étaient pour l’obligation. Nous n’irons pas faire de procès d’intention sur la sincérité de cette promesse de campagne. La prudence nous impose cependant d’anticiper cette réforme et ses conséquences[2]. Trop souvent nous réagissons lorsque les textes arrivent sur le bureau de l’Assemblée et il est alors trop tard. Nous dressons l’oreille en voyant le rapport Coutelle parler de « transition »[3] pour éviter un « certain nombre d’interrogations » (d’oppositions ?). Elle propose alors un libre choix. Mais transition veut bien dire étape provisoire…
Devant la promesse d’une manne exceptionnelle pour un Etat en manque chronique d’argent, la tentation sera grande, lorsque le premier pas de l’individualisation de l’impôt aura été fait – au libre choix – de le rendre obligatoire. Rappelons qu’il s’agit officiellement de 1 840€ multipliés par 60% des foyers fiscaux imposables dont il faut retrancher 370€ multipliés par 21%. Soit une fabuleuse dizaine de milliards d’euros.
A qui voudrait croire que jamais l’Etat n’oserait augmenter les impôts dans une proportion pareille, nous rappellerons simplement avec Contribuables Associés[4] que le précédent quinquennat n’a pas eu le moindre scrupule à augmenter la fiscalité des familles de 31 milliards d’euros. Selon le rapport parlementaire du sénateur Albéric de Montgolfier, la « charge fiscale des ménages au cours des dernières années, est passée de 14,5% à 16% du PIB entre 2011 et 2016 »[5].
Alors, une réforme qui prétend seulement émanciper la femme, sans qu’il soit question de toucher au taux ou aux tranches de l’impôt …! Les familles se réveilleront cocues sans avoir eu le temps de s’en apercevoir. Jean-Frédéric Poisson ne s’y est pas trompé en avertissant dès 2014 qu’ « avec cette proposition, le gouvernement a trouvé une nouvelle manière d’augmenter les impôts et de détruire la liberté et la famille ».Tandis que l’Express parlait d’augmentation déguisée d’impôt sur le revenu ».
Le bénéfice de l’Etat pourrait bien être en plus un mauvais calcul à cause des transferts sociaux auxquels pourront alors prétendre les femmes aux bas revenus que l’on aura dissociées de leur mari. Comme le relève l’économiste Henri Sterdyniak « si l’on refuse de tenir compte, dans le calcul de l’impôt du partenaire riche, de l’existence du partenaire sans revenu, a-t-on le droit de tenir compte de l’existence du partenaire riche, pour évaluer l’aide sociale à laquelle le partenaire démuni a droit ?[6] »
Les pays d’Europe qui ont adopté un système d’individualisation de l’impôt ont ainsi créé de coûteux crédits d’impôt, abattements, mécanismes de transfert et autres aides pour recréer le même effet[7]. Entre un système fiscal qui a sa cohérence interne et s’appuie sur les solidarités naturelles, et un assortiment complexe de subventions étatiques s’adressant à des individus solitaires, c’est un choix de civilisation.
Ce choix est fait malgré nous : l’un des principaux défenseurs de cette réforme, la députée Coutelle, peut ainsi conclure son rapport parlementaire sur la question: « L’impôt n’est pas principalement une question technique, mais profondément politique, et peut contribuer à remodeler les relations entre les personnes et les groupes sociaux. Il s’agit d’un véritable choix de société ».
Alors que le nombre de naissances vient encore de baisser ce dernier trimestre de façon catastrophique, est-ce bien raisonnable ?
Claire de Gatellier
Quelques exemples concrets
Le quotient conjugal permet de mettre en commun les ressources du couple et de les diviser ensuite par deux. On aboutit ainsi à un revenu moyen des deux. Ce revenu est ensuite soumis au taux progressif de l'impôt et le résultat est multiplié par deux. Du fait de la forte progressivité de l'impôt français, il est beaucoup plus intéressant pour le couple en cas de revenu plus élevé d'un des conjoints d'être imposé sur une moyenne. Mais les revenus modestes seront également perdant :
Prenons l'exemple de quelques couples disposant de deux revenus *
1) A 100 000€ et B 40 000€. (140 000€)
Impôt commun : 26 500 ; Impôt séparé : A, 23 341 et B 5 149 Toyal : 28 490 = + 1 992 € soit +7%
2) A 100 000€ et B 20 000 ; (120 000) Impôt commun : 21 100 ; Impôt séparé 23 341 et 823 Total : 24 164 = +3 064 soit + 14%
3) A : 80 000 ; B : 20 000 (100 000€)
Impôt commun : 15 700 ; impôt séparé : A 15 960 et B 823 Total : 16 783 = + 1 084€ soit +7%
4) A : 40 000€ ; B : 20 000€ (60 000€) Impôt commun : 4 900€ ; impôt séparé : A 5 149 et B 823 Total : 5 972 = + 1 072€ soit +22%
Les faibles revenus ne sont pas épargnés :
5) A : 20 000 B : 10 000 (30 000€)
Impôt commun : 0€ ; impôt séparé : A : 823 ; B : 0 Total : 823€ = +823 au lieu de 0
6) A : 18 000 B : 5 000 (23 000€)
Impôt commun 0€ ; impôt séparé : A : 304 ; B : 0 Total : 304€ = +304 au lieu de 0
7)A : 15 000 B : 5 000 (20 000€)
Impôt commun: 0€ ; 0 aussi en cas d’impôt séparé Cela ne change rien
8) Evidement plus la disparité de revenu est grande plus l'augmentation d'impôt est significative en cas d'individualisation : Si l'un des conjoints n'a pas de revenu et l'autre, un revenu de 100 000, l'impôt passera de 15 700 euros à 23 340€ = + 7 640€ soit + 67%.
9) Pour50 000€ l’un et 0 l’autre, on passe de 3 581€ à 7 849€ soit une augmentation de 4 268€ soit 119%
En conclusion, même en tenant compte de la décote et de la réduction forfaitaire 2017 (dernière mesure permettant d’exempter d’impôt encore plus de ménages), les familles sont perdantes à la disparition du foyer fiscal, financièrement et moralement. Il ne peut y avoir de gagnant, sauf le fisc. Tout au plus pour certaines d’entre elles cela ne change rien : les très bas revenus ou les revenus identiques dans le couple.
Calculs faits à partir des revenus bruts et tenant compte de la décote
[2] Dans l’optique d’un prélèvement de l’impôt à la source, l’individualisation est quasi inévitable. Pour l’instant le président Macron a décidé de surseoir. Tant mieux. Mais ce n’est qu’un sursis. Affaire à suivre de près.
[4] http://www.contribuables.org/2016/11/le-senateur-alberic-de-montgolfier-il-faudra-revenir-sur-limpot-a-la-source/
[5] Rapport d’information de la commission des finances du Sénat sur l’évolution des prélèvements obligatoires entre 2012 et 2016
[6] La réponse est déjà toute trouvée : comme pour les droits à la CMU des femmes exclues de la sécurité sociale de leur mari dès 2020, il sera tenu compte de l’évaluation du petit capital mis de côté par ces dames qui sera censé compenser le manque de revenus.