Le quotient familial : un grand diviseur
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- Publication : mercredi 8 octobre 2014 16:31
A l’heure où nos avis d’imposition débordent de nos boites aux lettres, une petite réflexion s’impose. On parle plus que jamais de cette grande réforme fiscale, toujours promise, jamais osée. L’un des volets les plus actuels est celui de la fiscalité des familles et notamment le quotient familial qui inclue le quotient conjugal.
En ces temps de vaches maigres, ne faut-il pas que chacun se serre la ceinture ? Pourquoi les familles bénéficieraient-elles d’avantages particuliers ? A niveau de vie égal, taux d’imposition égal, tel est le principe de la fiscalité française.
A l’inverse, d’autres économistes dénoncent des méthodes de calcul biaisées et tendancieuses qui, ne rendant pas compte de la réalité, tenteraient de justifier une réforme ni équitable ni juste.
Famille et Liberté, qui avait déjà évoqué cette question dans son étude sur « Le travail des femmes…à tout prix », revient sur ce sujet d’une grande actualité.
A niveau de vie égal, taux d’imposition égal
La formule est séduisante. Pourquoi ceux qui élèvent des enfants paieraient-ils « moins » d’impôts que ceux qui n’en ont pas, et ceux qui en ont beaucoup, que ceux qui en ont peu ? Après tout, et comme une directrice d’école (libre !) répondait à une famille qui avait 7 enfants dans la même école et demandait si on pouvait lui faire un petit rabais sur les droits d’inscription : « C’est vous qui les avez voulus ces enfants, non ? Alors maintenant, assumez ! »
C’est le point de vue par exemple de l’économiste Thomas Piketty pour qui –et c’est une opinion assez communément partagée- le quotient familial est un « avantage » supplémentaire qui ne bénéficie qu’aux riches et qui est autant de pris sur le budget –en déficit- de l’Etat. Ce qui lui fait avancer[1] que, tous calculs confondus et grâce au quotient familial, « le taux d’imposition passe de 52,6% à 58,1% entre la famille pauvre et la famille riche ». Ce qui est bien sûr choquant et incompréhensible dans le cadre d’un impôt progressif.
Faux ! répond Henri Sterdyniak[2], qui n’hésite pas à parler de « désinformation par des statistiques déformées », de « propositions fausses » et de « présentations tendancieuses ».[3]
Ses deux principaux reproches, parmi bien d’autres :
1) Piketty et ses collègues font leurs calculs en faisant l’impasse totale sur l’existence des enfants.
Pour calculer le revenu mensuel moyen ils divisent le revenu national par les 50,4 millions d’adultes en omettant délibérément les 14,3 millions d’enfants. Comme s’ils n’avaient aucun besoin, aucun droit et qu’ils vivaient de l’air du temps. Omission répétée dans tous les calculs suivant, précise Sterdyniak.
2) Dans le calcul des revenus, Piketty oublie d’intégrer toutes les prestations sociales et familiales alors qu’il comptabilise dans les impôts la TVA payée –pour les familles à faibles revenus - sur la consommation permise justement par ces mêmes prestations et transferts. « Avec leur méthode, une famille pauvre apparaît d’autant plus taxée qu’elle bénéficie de plus de prestations ».
Ainsi, à l’écart du taux d’imposition 52,6%/58,1% entre la famille pauvre et la famille riche selon l’évaluation Piketty, Sterdyniak oppose, en réintégrant dans le calcul les éléments ci-dessus l’écart de – 44,0% à +44,1%. On ne chante plus la même chanson.[4]
Jacques Bichot, à son tour, souligne les « présupposés philosophiques ou idéologiques non explicités mais incorporés dans les formules de calcul utilisées » pour des pseudo-preuves scientifiques de « l’injustice » du quotient familial. Il ajoute sévèrement que « L’instrumentalisation idéologique de l’outil statistique est une faute grave au regard de la déontologie scientifique ».[5]
Aide ou équité ? Un malentendu à dissiper
Il faut affirmer sans complexe que le quotient familial n’est en aucune façon une « aide aux familles ».
Dans l’optique « A niveau de vie égal, taux d’imposition égal » un impôt qui est basé sur le revenu d’une personne ne peut être calculé de la même manière lorsque ce revenu assure le niveau de vie de cette seule personne ou lorsqu’il fait vivre une famille composée de plusieurs personnes. D’où la notion de foyer fiscal.
C’est pourquoi le quotient familial est indissociable de la progressivité de l’impôt et il a été conçu pour cette raison. Alfred Sauvy s’expliquait clairement à ce sujet : si « la progressivité du taux se justifie, c’est parce que le superflu peut, par définition même, être réduit dans une proportion plus forte que le nécessaire ». Or, la barre où commence le superflu ne se situe pas au même niveau pour un revenu qui fait vivre une seule personne ou pour celui qui en fait vivre 2, 3, 4, 5 ou davantage. C’est pourquoi il ajoutait : ... Un célibataire qui gagne 150 000 F par an a un niveau de vie supérieur à un père de 4 enfants ayant le même revenu. Les imposer également serait frapper également la partie de plaisir du premier et la viande, voire le pain du second. »
Le quotient familial fait donc partie intégrante de la progressivité de l’impôt dont il est le régulateur. Il fait en sorte que pour un même revenu, un foyer ayant des enfants à charge, et dont la barre du superflu est donc plus vite atteinte, ait un taux d’imposition moins élevé qu’un célibataire ou un couple sans enfant.
Dans la logique d’un système d’impôt progressif, la baisse du niveau de vie due à la présence d’enfants entraîne mécaniquement une baisse du taux d’imposition. A niveau de vie égal, taux d’imposition égal.
Le mécanisme prend alors tout son sens : la part du nécessaire de chacun est définie par l’attribution de parts fiscales qui tiennent compte de l’âge et des besoins de chacun. Le revenu du foyer qui fait vivre « n » personnes est divisé par le nombre de parts correspondant aux « n » personnes ce qui permet de définir en quelque sorte un revenu moyen pour chacun et déterminera, comme pour tous les autres contribuables, le taux d’imposition. Ce taux d’imposition est appliqué au « revenu moyen » et multiplié par le nombre de parts. Ce qui permet à Henri Sterdyniak de dire que « le quotient familial ne donne rien à des individus ; il taxe les familles selon leur faculté contributive. »
Ceci est tout simplement conforme à l’art. 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (La contribution commune « doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés »), constamment confirmé, quoique rogné, par le Conseil constitutionnel.
Il précise encore : « Le quotient familial est une composante obligée de l’impôt progressif. Il ne fournit ni aide, ni avantage spécifique aux familles ; il garantit seulement que l’impôt est équitablement réparti entre des familles de taille différente, mais de niveau de vie équivalent. Ce n’est pas une aide arbitraire aux familles. » […] « Si le législateur s’estime incapable de comparer le niveau de vie de familles de taille différentes, il doit renoncer à la progressivité de l’impôt. »
N’ayons donc pas de complexe à défendre le principe du quotient familial et son application large.
Accorder des prestations aux familles est un choix de politique familiale ou de politique sociale qui relève des priorités des politiques publiques. Assortir la progressivité de l’impôt sur le revenu d’un quotient familial est une simple mesure d’équité et de logique. Ne pas le faire, ou même plafonner ce système régulateur est une injustice.[6]
Autre malentendu à dissiper : le mythe d’une volonté nataliste discutable. Il n’y a rien à voir entre l’expression d’une volonté nataliste : « Ayez des enfants et vous serez avantagés fiscalement », et garantir à chacun également la possibilité d’avoir le nombre d’enfants de son choix : « votre taux d’imposition tient compte de la baisse de votre niveau de vie due à vos charges familiales ».
Les aides aux familles
Pour évaluer l’aide dont bénéficient les familles, les économistes additionnent généralement « l’avantage » quotient familial –dont nous avons vu qu’il n’en était pas un- aux prestations familiales. Avec ce mode de calcul, les « riches » apparaissent toujours « scandaleusement avantagés ».
Si le quotient familial ne constitue pas, nous l’avons vu, une aide aux familles, il reste néanmoins que celle-ci est importante en France sous la forme de prestations qui représentent un budget de plusieurs dizaines de milliards d’euros.
Mais cette politique, en subordonnant de plus en plus ses prestations aux conditions de ressources, tend à devenir toujours plus sociale que familiale. Et ces mêmes familles que l’on veut priver injustement du quotient familial se voient également écartées de bien des mannes de l’Etat.
Rien ne doit s’immiscer entre l’individu et l’Etat
Sterdyniak imagine une famille Martin « où l’époux gagne 4 000€ par mois, l’épouse qui travaille à mi-temps[7]) 1 500€. Cette famille a trois enfants et reçoit donc 287€ de prestations familiales mensuelles. L’imposition actuelle se base sur le principe, normatif et réaliste, de partage égal des ressources. [Mais avec l’individualisation de l’impôt et la suppression du quotient familial] chacun des époux serait imposé sur son revenu propre ; le quotient familial serait supprimé ; en contrepartie les prestations par enfant seraient uniformes à 190€ par mois. Ceci n’est justifié que si le mari dépense pour lui ses 4 000€, la femme ses 1 500€ et que les enfants vivent de 190€ par mois, nettement en-dessous du seuil de pauvreté. Plaisante famille : le père part en vacances aux Maldives, l’épouse en Bretagne, les enfants restent dans leur HLM ! Non, il n’est pas sérieux de préconiser une réforme contraire aux pratiques socialement admises. »
Henri Sterdyniak et Jacques Bichot dénoncent tous deux avec force une vision adultiste et individualiste du contribuable d’où l’enfant est totalement absent et où le chacun pour soi règne en maître. Irène Théry, auteur du récent rapport sur la Famille écrivait déjà en 1998 : « Le débat social sur la famille demeure marqué par l’opposition entre « familialistes » et « individualistes » […] La famille et l’individu, deux valeurs entre lesquelles il faudra choisir. » C’est fait.
Pour Jacques Bichot, les choses sont claires : il s’agit « d’éviter qu’un corps intermédiaire, la famille, se situe entre l’individu et l’Etat ». On n’a jamais autant parlé de solidarité qu’au moment de briser les plus naturelles et les plus aisées à conserver et développer. Le chacun pour soi voulu et organisé par les politiques publiques finiront en sauve qui peut !
Après l’étape de la dissolution de la notion de père et mère remplacés par parent 1, parent 2, beaux-parents, parent social, biologique, éducateur et autre, on se tournera avec soulagement vers l’Etat-parent, l’Etat-nounou, seul responsable de l’enfant. La mère pourra retourner à son travail, le père continuera à chercher sa place, mais l’enfant sera sauf dans les mains toutes-puissantes de l’Etat…
Claire de Gatellier
[1] Camille landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez, Pour une révolution fiscale, Le Seuil 2011. Etude réfutée par Henri Sterdyniak in Revue de l’OFCE/Débats et politiques – 122 (2012)
[2] Economiste polytechnicien, ancien administrateur de l’INSEE et directeur du département Economie de la mondialisation à l’OFCE (Observatoire Français des Conjonctures Economiques)
[4] Voir le détail des calculs http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/dtravail/WP2012-02.pdf A propos de l’ouvrage Pour une révolution fiscale. Trois désaccords et certaines convergences.
[6] Sterdyniak est d’avis que le plafonnement du quotient familial tient compte du fait que la partie la plus élevée du revenu des familles les plus riches ne sert pas à la consommation des enfants. A nos yeux cela reste encore à prouver. Et si cela peut-être le cas, il reste à définir à quel niveau situer I »la partie la plus élevée ». Le plafonnement tel qu’il est fixé actuellement semble rogner largement sur le « nécessaire ».