Le compte de l'enfance: un conte à dormir debout

Publication : mercredi 4 mars 2020 04:32

 Jacques BICHOT, économiste

 

 La DREES, Direction de la Recherche, des Etudes, de l’Evaluation et des Statistiques, est l’organe qui s’occupe de ces questions pour les ministères sanitaires et sociaux. Dans sa collection Les Dossiers de la DREES vient de sortir un volume, portant le n° 50, intitulé Compte de l’enfance, qui est censé présenter « les dépenses sociales et fiscales en faveur des enfants ». Cette publication comporte hélas des parties fondées sur des a priori « politiquement corrects » éloignés de la réalité. Il convient donc que des économistes immunisés contre ce virus remettent les pendules à l’heure. Tel est le but de cet article.

 Les deux points chauds du compte de l’enfance

 L’étude sous revue distingue deux « périmètres » du compte de l’enfance, un « périmètre coeur » pour lequel la dépense s’élèverait en 2017 à 63 Md€, et un « périmètre étendu », pour lequel la dépense atteindrait 107 Md€. A défaut de pouvoir tout traiter dans ce bref article, nous examinons ici deux des quatre postes les plus importants, tous deux situés dans le « périmètre étendu » : la « prise en compte des enfants dans le calcul de l’impôt sur le revenu » et les « droits familiaux de retraite ». Le premier est censé représenter un avantage de 12,8 Md€, et le second (pour 2016, les données 2017 n’étant pas disponibles) un avantage de 20,7 Md€.

  Les effets du quotient familial

 Le dossier du quotient familial est ainsi présenté : « l’effort public en faveur des enfants repose aussi sur la fiscalité, en particulier le mécanisme du quotient familial qui permet de réduire l’impôt sur le revenu des familles ayant des enfants à charge ». On remarquera que l’existence d’une « réduction » est affirmée a priori, sans justification, ce qui gêne d’ailleurs les « auteures » (sic). Honnêtement, elles reconnaissent en effet dans la phrase suivante que « Le quotient familial renvoie au principe constitutionnel selon lequel l’impôt sur le revenu tient compte de la capacité contributive des ménages (capacité, à niveau de revenu donné, d’autant plus faible que la famille est nombreuse). Plus qu’une dépense en faveur des enfants à proprement parler, il est considéré par l’Etat comme une mesure d’équité fiscale. » Mais peu leur importe la Constitution, les auteures affirment sans ambages : « Ce dispositif constitue néanmoins une aide pour les familles concernées et s’inscrit à ce titre dans un périmètre étendu du compte de l’enfance (29 % des dépenses de l’extension du périmètre.) »

 Une conception « adultiste » du quotient familial

 On comprendrait que des économistes statisticiennes ne prennent pas pour critère des dispositions juridiques, fussent-elles d’ordre constitutionnel : le droit est une chose, l’économie en est une autre. Mais elles n’avancent aucun argument économique à l’appui de leur adhésion (ou de leur soumission ?) à l’idée selon laquelle l’impôt sur le revenu devrait être calculé sans tenir compte des enfants. Cette idée est « politiquement correcte » dans un certain milieu, auquel appartiennent probablement des personnes occupant des postes importants à la DREES et dans les ministères sociaux. Laisser discrètement entendre que l’esprit de la Constitution ne va probablement pas dans le même sens que l’idéologie « adultiste » selon laquelle les enfants comptent pour du beurre, comme on dit familièrement, était probablement le maximum que pouvaient se permettre les auteures.

 Dans un état d’esprit adultiste, les enfants ne sont pas considérés comme une contribution des parents à l’avenir de la société, mais plutôt comme des jouets perfectionnés que l’on a fabriqué pour se faire plaisir. Dans cet état d’esprit, il est envisageable de faire quelques cadeaux fiscaux à ceux qui font le choix de cet usage de leurs deniers, comme à ceux qui font des dons à des oeuvres caritatives ou qui installent des panneaux solaires pour produire leur électricité, mais il ne faut surtout pas utiliser un concept de foyer fiscal qui désigne comme étant le contribuable un corps intermédiaire, la famille, et non pas les seuls individus adultes.

 En allant jusqu’au bout de la logique adultiste, la mise en commun de leurs revenus par les époux ne devrait avoir aucune conséquence fiscale : chaque adulte devrait être imposé sur ses propres revenus, la notion de foyer fiscal devrait disparaître. Considérer le principe même du quotient familial comme étant générateur de réductions d’impôt, d’aide fiscale, est la forme atténuée qu’a prise l’adultisme, à défaut de pouvoir imposer une fiscalité plus radicalement individualiste.

 Le traficotage du quotient familial

 L’impôt sur le revenu est progressif : le revenu imposable est découpé en tranches, supportant chacune un taux d’imposition d’autant plus élevé que l’on grimpe dans l’échelle des revenus. Pour effectuer ce découpage en tranches, la loi s’appuie sur les notions de « part » et de « quotient familial ». Chaque adulte du foyer compte pour une part, et les enfants comptent soit pour une demi-part (les deux premiers) soit, depuis la loi de finances votée fin 1980, pour une part entière (les suivants). Le revenu du ménage est divisé par le nombre de parts, et le barème de l’impôt est appliqué à ce « revenu par part » (censé indiquer le niveau de vie de la famille). L’impôt dû fut quelque temps égal à l’impôt par part multiplié par le nombre de parts. Ensuite, le législateur a considéré le principe même du quotient familial comme procurant une réduction d’impôt, et il s’est préoccupé de plafonner cette soi-disant « réduction », créant une belle usine à gaz.

 Le système des parts avait pour but initial de proportionner le taux du prélèvement au niveau de vie du foyer fiscal. L’introduction en 1980 d’une part complète pour les enfants de rang supérieur ou égal à trois était incompatible avec cet objectif : si les demi-parts constituent un bon compromis entre le recours à des échelles de niveau de vie statistiquement irréprochables et l’exigence de simplicité de l’impôt sur le revenu, les parts entières signifient clairement la volonté de privilégier fiscalement les familles nombreuses. Madame Pelletier, ministre de la famille à cette époque, a transformé le quotient familial pour accorder un privilège aux familles riches les plus prolifiques. Il se trouve que j’ai eu, à l’époque, l’occasion d’essayer de l’en dissuader, au profit de mesures familiales plus justes et plus intelligentes. Elle m’a répondu qu’elle savait ce qui passerait au Parlement, et elle avait raison sur ce point : comme beaucoup de projets stupides, le sien fut adopté sans coup férir.

 Cette femme politique était probablement immergée dans un monde où le rôle du législateur n’est pas d’être équitable, mais d’accorder des privilèges à ceux qui font ce qui paraît bien au Gouvernement et à sa majorité – en l’espèce, mettre au monde 3 enfants ou plus. Sans s’en rendre compte, Monique Pelletier a saboté le système du quotient familial, et a procuré à la Gauche une belle occasion de considérer ce dispositif comme source de réductions d’impôt – réductions croissantes avec le revenu, et donc devant à ce titre être plafonnées.

 Ce plafonnement, égal en 2020 à 1 567 € par demi-part dans le cas le plus fréquent – il y a évidemment, nous sommes en France, un bon nombre de cas particuliers – fournit une base en béton à l’idée selon laquelle le quotient familial procurerait une réduction d’impôt assimilable à une prestation familiale. Reste une question : pourquoi la Gauche, puis la REM, ont-elles conservé ces parts entières à partir du troisième enfant, parts qui n’ont aucune justification solide, au lieu de revenir à des coefficients statistiquement corrects ?

 Cela vient de ce que quasiment tous nos politiciens raisonnent en termes de privilèges à distribuer, en l’espèce sous forme de réductions d’impôt. La droite avait fourni, avec les parts entières de madame Pelletier, l’occasion d’affirmer que le dispositif dit quotient familial procure des réductions d’impôt croissantes avec le revenu, donc injustes. Dès lors les autres tendances politiques ont pu montrer leur « sens de l’équité » en plafonnant lesdites réductions d’impôt, puis en durcissant progressivement ce plafonnement. La sottise commise par madame Pelletier et par les parlementaires de 1980 a ainsi subsisté jusqu’à ce jour : elle a fait l’affaire de la Gauche qui a pu manifester son souci de réduire les cadeaux faits aux riches. La REM laisse les choses en l’état, comme la droite précédemment.

 La logique qui est à la base d’un tel comportement a été admirablement décrite, en quelques lignes, par Antoine de Saint-Exupéry. La première des astéroïdes visitées par le petit prince est habitée par un roi, qui avait jusque-là un seul sujet – un vieux rat. Pour exercer son pouvoir, le roi nomme le petit prince ministre de la justice : il devra de temps à autre juger le rat, le condamner à mort, puis le gracier, pour ne pas perdre le seul justiciable du royaume. En choisissant de conserver le quotient familial, de façon à pouvoir de temps à autre réduire ce qu’ils appellent les réductions d’impôt dues à ce mécanisme fiscal, les politiciens de gauche ont agi comme ce monarque. Tout pouvoir doit conserver soigneusement quelques dispositifs qu’il peut verbalement condamner à mort, mais qu’il gracie, se contentant de les rétrécir un peu, pour qu’ils puissent servir à plusieurs reprises à manifester que sa tendance politique est au service du Bien.

  

Les avantages familiaux de retraite

 La DREES estime à 20,7 Md€ le montant des droits familiaux de retraite, qu’elle appelle aussi « avantages différés ». Nous avons là un merveilleux exemple de la prise au sérieux, par des statisticiens, du fonctionnement ubuesque de nos retraites par répartition. En dépit des explications données par Sauvy voici un demi-siècle, le fait que « nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations vieillesse, mais par nos enfants », pour reprendre sa formule, n’a toujours pas été assimilé. Les cotisations vieillesse remboursent aux personnes âgées ce qu’elles ont fait en faveur des générations suivantes, elles ne servent évidemment à rien pour ce qui est de préparer les retraites futures, mais la loi fait « comme si », et il est stupéfiant de voir les statisticiens prendre la loi, si j’ose dire, pour argent comptant, alors que la réalité est totalement différente.

 En bonne logique économique, les droits à pension devraient être attribués au prorata des investissements réalisés dans la jeunesse, que ce soit en mettant des enfants au monde et en les élevant, ou que ce soit en finançant la formation initiale et différentes dépenses servant à passer de l’état d’embryon à celui d’adulte apte à jouer un rôle productif. Les « avantages familiaux de retraite » (majorations de durée d’assurance ou directement de pension) aboutissent à verser des pensions un peu plus élevées aux personnes qui ont élevé des enfants ; le montant calculé par la DREES est 20,7 Md€ en 2017, mais correspond-il à la réalité économique ? Là encore, hélas, la DREES accorde aux dispositifs juridiques une confiance imméritée, comme s’ils n’étaient pas, en la matière, fortement déconnectés de la réalité.

 Il faudrait que la DREES, au lieu de se contenter de produire ou de rassembler des statistiques qui ne nous apprennent pas grand-chose sur les réalités, s’attelle au travail difficile mais fondamental de savoir ce que chacun apporte réellement à la préparation des retraites, c’est-à-dire mesure l’investissement en capital humain et ses origines : qui le réalise ou le finance. Cela serait autrement novateur, intéressant et utile, que de mesurer en utilisant des méthodes très discutables les effets de dispositifs légaux et réglementaires qui, pour l’essentiel, sont largement déconnectés de la réalité économique.

J.B.

Cet article paru le 29 février 2020 sur le site économiematin.fr  nous a été communiqué par le professeur Bichot qui nous a autorisé à le publier ici.