Politique familiale et architecture de la sécurité sociale

Publication : dimanche 26 octobre 2014 14:46

Constat

Les contours de la sécurité sociale, et sa division en branches, relèvent d’une coutume bureaucratique et non d’une logique fonctionnelle. L’action publique a chaussé les bottes de l’initiative privée (sociétés de secours mutuel, patronat) ou ecclésiale sans se poser de questions. Ce fut le cas pour les hôpitaux ; pour l’enseignement ; pour différentes assurances sociales dont l’assurance maladie, invalidité, décès ; pour l’assurance vieillesse ; et pour les prestations familiales. Il en est résulté une juxtaposition de silos en principe indépendants les uns des autres, mais reliés entre eux par une tuyauterie qui permet aux budgétaires de transvaser arbitrairement des ressources d’un silo à un autre, par exemple de la branche famille à la branche vieillesse.

Les caisses centrales de sécurité sociale présentent de ce fait des résultats comptables dépourvus de réalisme. Surtout, les règles d’attribution et de calcul des droits, particulièrement des droits à pension, sont dépourvues de logique économique ; et les ressources de la formation initiale et de la protection sociale sont pour beaucoup assimilées à des prélèvements obligatoires sans contrepartie – à des impôts – ou au contraire rendues juridiquement créatrices de droits dépourvus de justification économique (les cotisations vieillesse, qui ne servent en aucune manière à préparer les retraites de ceux qui les versent). Un quart du PIB échappe ainsi à l’économie d’échange, ce qui est une cause majeure du déficit public récurent et du déficit extérieur de la France : notre pays est passé dans la « mauvaise » partie de la courbe de Laffer, celle où l’excès fiscal diminue l’activité et le rendement de l’impôt.

Abrégé d’analyse fonctionnelle

La sécurité sociale et la formation initiale ont pour fonction d’organiser entre un vaste ensemble de personnes, en général les citoyens d’un même pays, des échanges solidaires relatifs à l’assurance contre certains risques et au report de revenu d’une période à l’autre de l’existence. La politique familiale relevant surtout du report, c’est sur lui que nous insisterons ici. En schématisant, l’existence humaine comporte trois phases :

- L’enfance au sens large, période durant laquelle le jeune être humain est faiblement producteur, mais consomme des biens et des services, particulièrement des services de formation. Cette consommation sert en fait, pour une grande part, à forger une capacité de production : elle possède le caractère d’un investissement dans le facteur de production le plus important, l’homme.

- L’âge adulte, qui dans la majorité des cas voit une mise en œuvre productive du capital humain antérieurement acquis. L’adulte produit normalement nettement plus qu’il ne consomme. Il consacre tout aussi normalement une grande partie de ses gains à entretenir ceux qui ont concouru à le doter de capacités de production (nous dirons qu’il verse un dividende à ses actionnaires) et à investir dans la génération suivante, que ce soit en engendrant des enfants et en les élevant au sein de sa famille, ou encore en participant pécuniairement à l’investissement dans la nouvelle génération (il devient lui-même actionnaire de la génération suivante).

- Les troisième et quatrième âges, durant lesquels la personne vit de ses rentes, c’est-à-dire principalement des dividendes que lui versent, via les caisses de retraite par répartition et l’assurance maladie, les membres de la génération en laquelle elle a investi précédemment. Au début (troisième âge) le retraité encore ingambe bénéficie en quelque sorte de longs congés payés ; par la suite (quatrième âge) il est de moins en moins apte à produire : la retraite n’est plus un agrément de l’existence mais une nécessité.

L’investissement dans la jeunesse et le retour sur investissement que constitue la prise en charge des retraités forment l’échange entre générations successives. Celui-ci a longtemps fonctionné dans un cadre familial ou tribal : chacun pourvoyait aux besoins de ses propres enfants, ou de ceux d’une communauté restreinte unie par des liens de parenté ; la « piété filiale », pour reprendre une expression confucéenne qui désigne un phénomène en fait universel, garantissait que cet investissement serait (sauf catastrophe) suivi d’un retour sur investissement. Mais la juxtaposition de petites communautés vivant assez en autarcie a cédé la place, en liaison avec la révolution industrielle, à une interdépendance au sein de grands ensembles humains tels que les nations, tandis que les solidarités familiales déclinaient. L’échange entre générations successives fut transposé, non sans mal, au niveau national. Désormais, dans les pays développés, nonobstant l’obligation alimentaire qui figure au code civil, tous les adultes d’un même pays mettent en commun une grande partie de leurs devoirs envers leurs aînés. Ils devraient en bonne justice partager au même degré la charge de l’investissement dans la jeunesse : là se situe la justification majeure de la politique familiale.

Vers des échanges intergénérationnels équitables

Quel est le B. A. BA de l’échange équitable ? Primo, nul ne doit recevoir beaucoup plus ni beaucoup moins que ce qu’il a donné ; secundo, le rapport entre ce qui avait été apporté et ce qui est reçu doit être à peu près le même pour tous. La première condition signifie qu’une génération ayant élevé globalement peu d’enfants ne peut pas décemment exiger d’eux, par la suite, des pensions mirobolantes versées depuis un âge précoce. La seconde veut dire que les personnes ayant peu investi dans la jeunesse ne doivent pas être mieux traitées, une fois à la retraite, que celles ayant beaucoup investi.

Ces impératifs ne sont pas respectés, parce que les droits à pension de l’assuré social sont grosso modo proportionnés non pas à l’investissement qu’il a réalisé dans la jeunesse, mais à sa carrière professionnelle. Le montant des gains professionnels et la durée de l’activité ne constituent pas des bases légitimes pour le calcul des droits à pension. En bonne logique économique, ceux-ci devraient dépendre de la participation à l’investissement dans la jeunesse, c’est-à-dire des enfants élevés et des sommes versées au profit de l’ensemble des enfants, que ce soit pour les prestations familiales, pour la formation initiale ou pour la partie de l’assurance maladie qui couvre les frais liés à la procréation (obstétrique et PMA principalement) et ceux relatifs à la santé des enfants et des jeunes en formation.

Dès lors que ce principe serait acté par le législateur, les cotisations famille, la partie des cotisations maladie qui sert à l’investissement dans la jeunesse, et les impôts destinés à financer la formation initiale, pourraient être rassemblés en une grande contribution jeunesse ouvrant des droits à pension (de préférence sous forme de points dans un régime national unique). Les prestations familiales pourraient être drastiquement simplifiées : il serait possible de remplacer la plus grande partie du bric-à-brac actuel, dramatiquement paternaliste et de gestion très onéreuse (2,6 Md€ en 2013 pour 45 Md€ de prestations, soit plus de 5 % d’évaporation en frais de gestion) par une allocation unique, charge aux ménages d’en affecter eux-mêmes (principe de subsidiarité) le produit aux dépenses qui leur paraissent les plus utiles aux enfants. De plus, les ménages estimant pouvoir se passer de tout ou partie de cet apport seraient libres d’effectuer un reversement, assimilé au paiement de cotisations familles pour l’attribution de droits à pension : les riches qui se font gloire de n’avoir pas besoin d’allocs pour élever leurs enfants n’auraient qu’à utiliser cette faculté. Parmi les rares prestations spécifiques qui subsisteraient, signalons seulement celles en faveur des enfants handicapés.

Vers une architecture cohérente de la sécurité sociale au sens large

La sécurité sociale au sens large recouvre toutes les retraites par répartition, dont il conviendrait de réaliser l’unification en un unique régime national par points (ce qui économiserait au minimum 3 Md€ par an de frais de gestion) ; la branche jeunesse regroupant les prestations familiales, le financement de la formation initiale, et celui de la partie de l’assurance maladie qui profite aux jeunes et à la procréation ; la branche santé regroupant la prévention (actuellement sous-optimale), l’assurance maladie et l’assurance AT-MP ; la branche secours, assistance et insertion ; et la branche assurance chômage.

Le financement de ce vaste ensemble proviendrait de cotisations, assises soit sur la totalité des revenus (cotisations jeunesse et maladie) soit sur les seuls revenus professionnels (vieillesse, AT-MP et chômage). Les cotisations AT-MP resteraient patronales, les risques variant d’une entreprise à une autre ; toutes les autres seraient exclusivement salariales, de façon à bien marquer que s’assurer contre des risques de l’existence, ou financer l’investissement dans la jeunesse et obtenir ce faisant des droits à la retraite, ou payer un dividende aux aînés, est exclusivement l’affaire des citoyens, pas celle des entreprises.

Notons que le transfert des cotisations patronales sur les cotisations salariales, sans modification ni du salaire net, ni du coût du travail pour l’employeur, ni des ressources des organismes sociaux, est une des réformes systémiques les plus simples à réaliser et les plus efficaces.

- Question simplicité, considérons un salaire brut de 2 000 € sur lequel sont calculées des cotisations salariales au taux de 20 % (soit 400 €) et patronales (hors AT-MP) au taux de 40 % (soit 800 €). En passant le brut à 2800 € et le taux de la cotisation salariale à 42,86 % on voit immédiatement que, en l’absence de cotisation patronale, le salarié conserve ses 1 600 €, les organismes sociaux leurs 1 200 € et que l’entreprise débourse toujours 2 800 € plus sa cotisation AT-MP.

- Question efficacité, les syndicats n’auront désormais plus la possibilité de faire miroiter aux salariés qu’en augmentant les cotisations patronales ils ont un bon moyen de faire payer le patron. Les salariés verront clairement quel est le coût de la protection sociale et ils y réfléchiront à deux fois avant d’arbitrer en faveur d’un relèvement des prestations … et des cotisations. Il suffira au législateur d’introduire en sus deux interdictions rigoureuses, de déficit budgétaire des caisses de sécurité sociale financé par endettement, et de subventionnement de ces caisses par le Trésor public, pour juguler définitivement l’inflation des dépenses sociales superfétatoires.

Vers une réelle séparation des pouvoirs

Il ne suffit pas d’endiguer la montée des dépenses sociales, il faut aussi maximiser le rapport utilité/coût de ces dépenses. Or la confusion actuelle entre les finances de l’État et celles de la sécurité sociale, ainsi qu’entre celles des différentes caisses, rend improbable toute gestion vigoureusement orientée vers cette maximisation. Les prestations et les recettes sont fixées dans le détail par des LFSS calquées sur les LF. Dès lors, l’autonomie des branches est réduite à néant. Leurs conseils d’administration et leurs directions ne sont plus responsables que de questions techniques telles que l’informatique ou la formation du personnel, questions certes importantes, mais subordonnées à la définition précise des prestations et des cotisations. Bafouer ainsi le principe de subsidiarité conduit à ce que plus personne n’est  passible de sanction en cas de déficit durable[1].

La sécurité sociale est un lieu adéquat pour introduire la séparation du pouvoir législatif, qui a vocation à poser des principes généraux, et du pouvoir exécutif (qu’il soit celui de l’administration d’État ou celui des organes de direction des caisses de sécurité sociale). Les avertissements prodigués par Montesquieu quant aux conséquences désastreuses entraînées par la confusion de ces deux pouvoirs sont trop longtemps restées sans réponse tangible. Cela était déjà grave quand il s’agissait du seul État ; c’est devenu doublement grave depuis que le poids de l’État providence dépasse largement celui de l’État stricto sensu.

À la recherche d’un baron Haussmann

L’amenuisement actuel de la politique familiale, et surtout le caractère de plus en plus visible de la confusion des esprits de nos dirigeants quand il s’agit de mesures, soit fiscales, soit sociales, qui en relèvent, est un grand malheur. Mais nous pouvons faire qu’à quelque chose malheur soit bon. Nous pouvons tirer les leçons des erreurs commises, reconstruire sur des bases solides, selon un plan intelligent, l’édifice qui menace ruine. Et, comme il arrive en matière architecturale, il ne s’agit pas de restaurer un édifice isolé de son contexte (la branche famille dans ses contours actuels, déconnectée des échanges entre générations successives) : c’est la ville toute entière qu’il faut restructurer. Qui donc sera le baron Haussmann de la sécurité sociale, la ville qui abrite les prestations familiales ?

Jacques Bichot

 



[1] La réforme constitutionnelle de février 1996 qui a introduit les LFSS est survenue au pire moment : celui où il aurait fallu réagir vigoureusement contre des déficits qui commençaient à devenir permanents. Au lieu de mettre en place un système responsabilisant capable de changer le cours des évènements, Jacques Chirac et Alain Juppé ont fait modifier les institutions dans un sens permettant d’apporter année après année la bénédiction parlementaire au laxisme et aux créations et modifications de tuyauteries ayant pour effet d’obscurcir les comptes et de diluer les responsabilités.